Présentation du sujet

Vous cherchez à renouveler votre regard sur les relations eurafricaines ? Vous êtes peut-être au bon endroit…

Cet espace a pour vocation d’être un lieu d’échanges, documentés, sur les relations entre l’Europe et l’Afrique. Imaginer et projeter l’avenir de ces relations, sans tomber dans des préjugés auxquels compte l’image des « méchants » pays européens colonisateurs ; ou encore l’image de peuples africains ayant « besoin » des aides extérieures pour se développer, est un défi que nous devons relever collectivement de part son étendue et sa complexité. Pourquoi l’ « Eurafrique » ? L’expression d’ « Eurafrique » est attribuée à Gaston Defferre (1910-1986), qui fut notamment ministre de l’Outre-mer. Elle traduisait sa volonté de construire une relation basée sur la réciprocité entre les pays d’Afrique et l’Union européenne naissante. Le concept germe à une période charnière. C’est en effet en pleine guerre froide, à la veille des indépendances africaines et à l’aube de la construction européenne, que Gaston Defferre porte les prémices d’une politique européenne en Afrique. Il est alors convaincu du nécessaire déplacement à opérer pour y parvenir : la grandeur française et européenne devait progressivement découler « moins de la possession des territoires ultra marins que de l’aide apportée à leur développement » 1 . Le caractère visionnaire de sa démarche se traduit tant par l’idée d’une nécessaire « adaptation pour perdurer » 2 que par son discours sur la décentralisation, qui complète son approche 3 . Soutenir l’accès à l’indépendance des anciennes colonies – afin d’appliquer la constitution de la IVème République, tout en conservant une France puissante et en construisant l’intégration européenne, telle était l’équation que s’efforça de résoudre Gaston Defferre. Son entreprise n’aboutit que partiellement, ce qu’illustre notamment le renoncement de la France à l’insertion de ses colonies africaines dans la future Communauté Économique Européenne (CEE), en octobre 1956. Il posa toutefois les premières pierres d’une reconnaissance par l’Europe de son intérêt stratégique à conserver des liens privilégiés avec les territoires ultra-marins, notamment ceux français. Peut être retenu à ce titre le traité de Rome (23 mars 1957) qui comprend « une convention d’association des TOM au marché commun pour une durée de cinq ans » 4 . C’est la poursuite de son objectif principal, permettre à la France de conserver sa puissance, qui poussa Gaston Defferre à concilier ses vocations africaine et européenne. L’intérêt du personnage pour ouvrir nos travaux tient à sa complexité. L’histoire l’a en effet également retenu comme maire de Marseille déclarant dans la presse : « Français d’Algérie, allez-vous faire réadapter ailleurs. Il faut les pendre, les fusiller, les rejeter à la mer… Jamais je ne les recevrai dans ma cité. ». Par là- même, il illustre à lui seul le double discours tenu par les Européens à l’égard du continent africain. Le passé colonial des pays européens et sa « mémoire grise » Cette complexe densité des rapports entre l’Europe et l’Afrique prend ses racines dans le passé colonial compris entre la conférence de Berlin (1884-1885) et l’ère des décolonisations (années 1960-1970). Ce passé commun est le fruit d’une laborieuse transmission aux générations contemporaines, comme l’illustrent les conflits mémoriels des deux bords de la Méditerranée. La « mémoire », comprise comme un « ensemble de représentations socialement élaborées et partagées du passé » 5 , débouche très largement à notre époque sur une remémoration, pour laquelle la sociologie montra qu’elle était « reconstruction » 6 . Sa lecture est rendue d’autant plus délicate que, dans le cas du passé colonial, elle entremêle la traite négrière et esclavagiste, la colonisation et le néocolonialisme, soit près de trois siècles d’histoire. Côté européen, ceci se traduit notamment par une pente glissante, celle du « continuum colonial dans les banlieues et de l’intégration républicaine » 7 . Cette démarche mémorielle croise parfois les politiques publiques d’hier, celles des États européens colonisateurs, et les politiques publiques d’aujourd’hui, allant jusqu’à la politique de la Ville, dont les émeutes de 2005 sont lues par certains comme l’apogée d’une « révolte mémorielle » de jeunes se vivant pour certains comme « descendants d’esclaves et de colonisés » 8 . Côté africain, l’appropriation de la mémoire coloniale passe dans de nombreux cas par son instrumentalisation à des fins politiques. Ce peut être comme au Kenya, afin d’opérer le sauvetage d’un régime politique. Le gouvernement d’alternance kenyan, mis en place en 2002, a en effet soutenu les revendications des vétérans Mau-Mau à l’encontre de l’État britannique, au moment où il connaissait conjoncturellement un « essoufflement » et des « dissensions internes » 9 . La motivation du régime concerné peut également être tournée vers l’unité du pays, en mobilisant par exemple des figures héroïques. Cela a été le cas au Cameroun, avec la figure de Ruben Um Nyobe, militant indépendantiste et anticolonialiste camerounais resté sans sépulture 10 . Dans un objectif d’apaisement des relations, nombreux sont les États européens ayant fait le choix des excuses à leurs anciennes colonies. C’est le cas de l’Allemagne vis-à-vis de la Namibie (en 2018 à travers son ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas), ou encore du Portugal vis à-vis du Mozambique (en 2022 à travers son premier Ministre, António Costa). Loin de clore la question, ces choix politiques prennent au contraire la tournure d’un puits sans fond, comme l’illustrent notamment le versement d’un milliard d’euros d’investissements dans le cas de l’Allemagne-Namibie, ou encore plus largement la demande de régularisation des sans-papiers « au nom du sacrifice de leurs pères » 11 , l’immigration étant alors perçue comme une « dette à l’envers » 12 . C’est sur ce fond de « mémoires grises » 13 de la période coloniale que l’Europe et l’Afrique essaient de construire un présent et un futur communs. Dans leur grande diversité, les défis sont partagés par les deux continents. Sur le plan sécuritaire, la prégnance va au terrorisme, qui déstabilise les États africains, tout en frappant et en faisant peser une épée de Damoclès sur les États européens. C’est le cas du groupe Al-Qaïda, qui soutient notamment le Groupe de soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM), contrôlant à ce jour le nord du Mali, tout en menaçant régulièrement des pays comme la France et la Suède d’attaques sur leur sol 14 . Sur le plan énergétique, la préférence va aux questions pétrolières et gazières, dont le sol africain est riche et qui suscitent la convoitise des États européens en matière d’approvisionnement. C’est ce que rappelle l’organisation par l’Allemagne d’un G20 spécial investissements en Afrique s’intitulé « Compact with Africa » 15 . Sur le plan géopolitique, ces mêmes enjeux énergétiques se traduisent par une présence de plus en plus marquée de puissances non-européennes, au premier rang desquelles la Russie et la Chine. Ces dernières parviennent à surpasser les liens privilégiés qu’entretiennent pays européens et pays africains. C’est le cas notamment de l’Algérie. Le montant des exportations chinoises (18%) a dépassé celui de la France (10%) 16 . Les enjeux démographiques enfin, s’inscrivent dans différentes problématiques notamment celles migratoires et environnementales. Dans ce contexte fourni, comment l’Union européenne peut-elle penser avec l’Union africaine et les pays africains une synergie sécuritaire, économique, énergétique, politique ? La suite dans les articles…

1 Anne-Laure OLLIVIER, « Entre Europe et Afrique : Gaston Defferre et les débuts de la construction européenne », Terrain et travaux, 2005/1 (N°8), pages 14 à 33
2 Ibid.
3 Gaston DEFFERRE a été ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation (1981-1984).
4 Ibid.
5 Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, 1925
6 Ibid.
7 Christine DESLAURIER, Aurélie ROGER, « Mémoires grises. Pratiques politiques du passé colonial entre Europe et Afrique », Politique africaine 2006/2 (N°102), pages 5 à 27
8 Ibid.
9 Marie-Emmanuelle POMMEROLLE, « S’affranchir du « démon des origines » », Revue internationale et stratégique 2002/3 (n°47)
10 Achille MBEMBE, « Pouvoir des morts et langage des vivants : les errances de la mémoire nationaliste au Cameroun », Politique africaine, n°22, juin 1986, p. 37-72
11 Pierre DEWITTE, « Des tirailleurs aux sans-papiers : la République oublieuse », Hommes et migrations, n°1221, 1999, p. 6-11
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Steve TENRE, « Al-Qaida menace la France et la Suède d’une attaque terrorisme », Le Figaro, 15/09/2023
15 Pascal THIBAUT, “Hydrogène : l’Allemagne veut miser sur le potentiel africain », Radio France International, 20/11/2023
16 Benjamin STORA, rapport « Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », janvier 2021, p.35